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Le Rêve de l'Autre

Centre d'Art Madeleine-Lambert - Venissieux, Lyon 2023

Sur une proposition de Xavier Julien, directeur du Centre d'Art Madeleine-Lambert, l’exposition « Le Rêve de l’Autre » s’est

déroulé du 10 mars au 29 avril 2023.

Dans l'espace du Centre d’Art, M’Barka Amor scénographie le parcours de visite en quatre territoires de jeu distincts mais poreux.

Trois voiles monumentaux transparents célèbrent la femme, la mère au rang de divinité, ceux-ci ponctuent la visite et ouvrent sur différentes installations.

Accueilli par un poème vantant les mérites de la danse orientale rythmé de dessins, la visite se poursuit à travers  un champ de couscoussiers en béton lovés sur des couvertures colorées.

Pénétrant plus en avant, on se confronte à des plantes exotiques géantes et une tapisserie florale imposante avant d’arriver dans le dernier espace plongé dans l’obscurité qui accueille des vestiges de couscoussiers suspendus et une vidéo de 15 minutes.

Le Rêve de L'Autre
Par Eva Barois De Caevel


Le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas. Parce que dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. À savoir que le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. Que les autres rêvent, c’est très dangereux. Le rêve est une terrible volonté de puissance. Chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres. [...] Méfiez-­vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu.


Gilles Deleuze, Qu’est­ ce qu’un acte de création ?, 1987

Rideau Man Ray, 2023, impression photomontage sur voile textile, 8m x 4m. ©Adagp

photos 1,3,4 ©Gandalf Goudard / photo 2 ©Blaise Adilon

Danse du Ventre et Autres Promesses, 2023, Poésie, peinture acrylique. ©Adagp

photo 1 ©Blaise Adilon / photos 2-5 ©Gandalf Goudard

Au Centre d’art Madeleine Lambert de Vénissieux, à partir de cette citation du philosophe Gilles Deleuze (1925-­1995) qui inspire son titre à l’exposition, M’barka Amor imagine des œuvres dont on pourrait dire qu’elles évoquent ce qui se produit lorsque les autres rêvent pour ceux et celles qui ne rêvent pas. C’est avec pour matière le souvenir de rêves d’exiléꞏeꞏs tunisienꞏneꞏs — « la France ça sent bon » — , de rêves de ses parents, de rêves faits à leur place, ou à sa place, à elle, mais aussi des rêves entêtants de l’orientalisme, qu’elle nous invite à cheminer dans Le Rêve de l’Autre.

Série Les Orientales, 2022, encres, feutre pigment, crayons de couleurs, 55 cm x 65 cm, ©Adagp

photos ©Gandalf Goudard

DEPUIS LES ORIENTALES


En 2022 M’barka Amor présente à l’Institut des Cultures d’Islam à Paris, au sein de l’exp­osition collective Silsila, le voyage des regards, plusieurs pièces d’une série qu’elle a in­titulée Les Orientales. Ces dessins dépouillés font signes vers un Orient création de l’Oc­cident : les motifs sont prélevés, notamment sur des cartons d’emballage de produits ali­mentaires ou cosmétiques dits orientaux distribués en France et achetés par la mère de l’artiste. Ils forment un ensemble d’indices évocateurs : c’est un chameau, un palmier, une tignasse volumineuse et incandescente, une arabesque. Sauf que ça coule, le dessin est parcouru par quelque chose qui gagne aussi le mur : physiquement une traînée de pein­ture, physiquement et symboliquement quelque chose qui déborde. On retrouve plusieurs de ces Orientales dans Le Rêve de l’Autre qui poursuit et prolonge l’intention de ce prem­ier geste. Et la mère de l’artiste est désormais encore plus clairement au cœur du déploi­ement de l’exposition : il s’agit toujours d’évoquer les objets qui l’ont entourée, ceux qui l’entourent encore, mais aussi maintenant de la faire entrer tout à fait dans l’exposition et de nous donner la possibilité de la rencontrer.

Déjeune sur l'herbe , 2023, M'barka Amor ©Adagp, photo ©Blaise Adilon

Déjeuner sur l'Herbe, 2023 Installation techniques mixte : couvertures acryliques, couscoussiers aluminiums, sculptures ciment gris & blanc, filasse, clous de girofles, curcuma, coriandre. ©Adagp

photo ©Blaise Adilon

DIVINITÉ MALADROITE


C’est sous la forme d’une divinité maladroite que la mère de l’artiste fait son entrée.
Scandée par divers seuils, l’exposition nous la présente sous la forme d’un photomontage, imprimé sur un rideau qu’il nous faut franchir. Son corps, photographié alors qu’elle se met en scène le visage caché sous un couscoussier retourné, a ensuite été détouré et placé dans des environnements qui évoquent à la fois son intérieur et trois œuvres célèbres pour unꞏe observateurꞏtrice occidentalꞏe (pour le premier rideau il s’agit du Violon d’Ingres de Man Ray, pour le suivant de l’Empire des Lumières de René Magritte et pour le dernier du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet).


L’artiste transforme sa mère en une figure construite comme une divinité de l’antiquité égyptienne à corps humain et tête d’un autre règne, sauf qu’ici ce n’est pas une chatte qui donne visage à la déesse mais un couscous­sier anthropomorphe : créature mi-femme, mi-­objet, inattendue, risible et riante, reine aveugle prête à se prendre un mur.

La meilleure image pour l’artiste d’une mère qu’elle aimerait faire entrer dans l’histoire de l’art à ses côtés et dont elle aimerait nous communiquer la grandeur douloureuse avec humour ­ il faudrait la regarder comme on regarde Buster Keaton, là, dans son quotidien et son intimité, avec cet objet de tous les jours et cette question de tous les jours aussi :comment être heureuse en France quand t’es une Arabe ? Il faudrait la regarder tout court.

Détails installation Déjeuner sur l'Herbe, 2023, ©Adagp

photos ©Gandalf Goudard

COUSCOUSSIERS


Alors qu’on s’avance dans l’exposition, c’est ce couscoussier, l’objet maternel par excel­lence dans la mythologie personnelle de l’artiste, qui se multiplie : M’barka Amor raconte que c’est un objet qu’elle dessine depuis l’adolescence, parce que pour elle, il a toujours été là. Ustensile qui définit la mère dans sa société, dans sa communauté, il est aussi saisi par le rêve des un.e.s et des autres. Si l’artiste en a fait ce personnage inédit, grave et comique, c’est pour qu’il échappe à d’autres généalogies iconographiques puisqu’avec ses formes rondes, on peut le voir métonymique d’une sensualité supposée ; puisqu’objet de la cuisine, on peut le voir comme cet objet où ça cuit pour qu’ensuite ça soit mangé.

Manipulé uniquement par des mains de femmes, des mains de mères, pour produire quel­ que chose qui sera mangé par touꞏteꞏs.

On ne fait pas du couscous juste pour soi et tout le monde mange du couscous ; on le sait c’est l’un des plats préférés des françaisꞏeꞏs depuis quelques années déjà. Il y a donc une installation de colonnes qui mêle l’aluminium au ciment. On dirait aussi bien des vestiges antiques que des sculptures modernistes, ou les restes d’un monde qui serait loin du musée, une arrière­-cuisine.Un autre élément fait son entrée (qui rappelle le tissu des robes que porte la mère) : il s’agit de couvertures chatoyantes, ces couvertures en acrylique vives et scintillantes, imp­ortées de Chine, qu’on retrouve sur les marchés du Maghreb et là où il y a des exiléꞏeꞏs à qui manque leur douceur. Elles sont comme des flaques, ou des socles confortables, pas ceux auxquels nous ont habitué les musées. La mère de l’artiste les collectionne.

Quand la journée c’est dur, quand les difficultés sont concrètes, et les humiliations plus ou moins grandes mais quotidiennes, le soir, au moins, il y a les couvertures.

Berceuse "NaNi NaNi" chantée par un couscoussier 2023
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Rideau Magritte, 2023, Impression photomontage sur voile textile, 8m x 4m. ©Adagp

photo  ©Blaise Adilon

Voilà, c’est comme un pique­nique qui rappelle que dehors c’est dur et que dedans, c’est plus doux, du moinsqu’on y a droit au repos sans le feu des regards.Du ventre de l’un deux sortent des voix : c’est une mère tunisienne, puis c’est une chan­teuse profession-nelle, puis c’est M’barka. Toutes chantent la même chanson « Nanni nanni jak innoum » (« Dors dors ton sommeil arrive »). Une berceuse. L’artiste souhaitait évoquer cette langue qui ne lui a pas été trans­ mise. La mère de Randa lui a offert sa voix et la traduction, quelque chose s’est transmis, vers une ver­sion accidentée, celle de celle qui ne sait pas la langue, de celle qui cherchait sur YouTube. Au milieu de l’aluminium et du ciment, cette chanson, comme les couvertures accommodantes, c’est la détente dansla tension, la tendresse dans le dur.

FAIRE TAPISSERIE


On traverse un deuxième rideau, on traverse le corps maternel : ici c’est le motif qui domine. Celui de la robe aux roses de l’ultime photo­montage transformé en papier peint qui vient couvrir un mur entier. Extension du domaine intérieur. C’est là qu’on retrouve aussi l’arabesque rouge des Orientales : un autre genre d’étendue par la coulure. Il y a le dessin, bien accroché dans et à son cadre, et puis la matière qui contamine. Au sol, des bananiers des serres de Vénissieux, parmi les plus malades : toujours la même histoire orientaliste, toujours ce qu’on ramène du voyage colonial.

Bananiers et Tapisserie, 2023 Installation techniques mixte: tapisserie motif floral, bananiers, dessin "Les Orientales". ©Adagp

photos 1-5 ©Gandalf Goudard / photo 6 ©Blaise Adilon

Rideau Manet, 2023 Impression photomontage sur voile textile , 8m x 4m. ©Adagp

photo 1 ©Blaise Adilon / photo 2 ©Gandalf Goudard

RESTER BARBARE

La dernière salle de l’exposition est occupée par un film, vidéo-­projeté, réalisé par l’artiste en 2022 : Elle s’appelle Mohamed.

Elle s'appelle Mohamed - Extrait

Elle s'appelle Mohamed - Extrait

Lire la vidéo

Elle s'appelle Mohamed, 2022 (extrait) vidéo originale 14min, réalisation/montage: M'barka Amor, Gandalf Goudard. ©Adagp

Clin d’œil, et sourire en prime, aux trois « M » de l’histoire de l’art qui hantent l’exposition (Man Ray, Manet, Magritte), car il faut aussi compter avec Mohamed, nom de famille de la mère de l’artiste. M’barka Amor ne se départit jamais d’un regard amusé sur l’histoire de l’art, sur les codes du centre d’art et de l’exposition que la barbare qu’elle est désire et repousse à la fois. Que nous raconte ce film ? Ce sont d’abord des bruits du réel, des sons de cuisine, de ménage, quelques paysages domestiques, intérieurs ou extérieurs, des photos de familles, des morceaux de voix et de corps. Il est surtout question de bribes, peut­être d’entraves, et de quelques rêves dangereux. Dans ce quotidien paisible, où la vie s’organise avec aménité, il est soudain question d’une malédiction — être qui tu es. Alors le son change, une menace, invisible mais poignante, filtre. Les souvenirs se font métalliques et des envahisseurꞏseꞏs sont sur le point d’arriver. Alien, j’ai pourtant appris la langue de Molière. Un salon oriental : pipe à chicha dans un coin, rayon de soleil, et un regard caméra paniqué de Romy Schneider à l’écran.

Elle s'appelle Mohamed, 2022 Vidéo  12 minutes  /  En Morceaux 2023, sangles, ciment gris, curcuma. ©Adagp

photos 1-3 ©Blaise Adilon / photos 4-8 ©Gandalf Goudard


Dans Rester Barbare (2022), la journaliste Louisa Yousfi écrit : « Au seuil de la porte, les aînés murmurent à nos oreilles : va, mon fils, va ma fille, fais ce qu’ils veulent que tu fasses. Ils ajoutent aussitôt : mais envois des signes, des signes pour dire que tu es encore des nôtres, des signes que nous seuls saurons décrypter. Une télépathie secrète. »

 


Dans l’exposition de M’barka Amor, arrivéꞏe là, il faut faire demi­tour.

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